101.
En voyant Jennie entrer dans le parloir, j’eus envie de pleurer mais je tins bon. Il fallait que j’aie assez de force pour nous deux. Il fallait que j’écoute Jennie.
Je ne parvenais pas à la quitter des yeux. Je l’aimais bien plus que je n’étais capable de m’aimer moi-même. On nous disait toujours que nous avions énormément de points communs, mais je ne trouvais chez elle quasiment aucun de mes défauts, aucune de mes faiblesses. Oui, nous nous ressemblions. Jennie mesurait maintenant un peu plus d’un mètre soixante-dix et ses cheveux blonds étaient aussi longs que les miens. Nous avions les mêmes yeux.
Au moment où elle s’assit face à moi, je pensai : « Je t’aime. « J’en voulais à cette table d’être là, entre nous, j’avais besoin de serrer Jennie dans mes bras, j’avais besoin d’être dans ses bras, et en cet instant plus que jamais.
Un sourire éclaira soudain son visage. Du pur Jennie.
— J’ai un message de la part de Norma. Elle dit qu’elle a la preuve que mère Teresa est complètement bidon. Qu’avant, elle jouait dans un casino et qu’elle fait ça pour le fric.
J’éclatai de rire.
Jennie se pencha vers moi et, de sa voix la plus adulte, ajouta :
— Tu sais, m’man, Norma essaie de t’aider.
— Oui, je m’en doute, Jen. Toi, comment tu vas ?
Elle roula des yeux.
— Crois-moi si tu veux, mais pas trop mal, en fait. C’est pas génial, mais ça va. (Elle souffla deux baisers sur la paume de sa main.) Ça, c’est de la part d’Allie. En réalité, il t’en envoie une centaine.
— Il sait encore qui je suis ?
Les yeux repartirent au plafond.
— On lui passe les cassettes de tes concerts pour qu’il n’oublie pas, on lui lit tes lettres, on lui montre des photos de toi. Mais je suis venue pour parler d’autre chose. Il faut qu’on cause, maman chérie.
— Je comprends. Je respecte tes désirs.
— C’est un bon début. Maintenant, je crois que tu as des questions à me poser, vu que tu as certaines idées en tête, mais je ne sais pas lesquelles au juste. Alors on va employer la méthode socratique.
Je souris.
— Je ne te demanderai même pas tes notes.
— Je suis la meilleure de la classe, mais ne change pas de sujet, s’il te plaît. Reste avec moi.
J’étais en train de vivre le moment le plus pénible de tous. Oui, j’avais certaines idées en tête. Non, je n’étais pas disposée à en parler maintenant. Peut-être ni maintenant, ni plus tard.
— Je pense qu’on pourrait commencer par le soir… le soir où Will est mort, suggérai-je.
— On commence par la fin. Super.
— J’ai vu Will dans ta chambre. Que faisait-il là, Jennie ?
— Il était venu me dire bonsoir.
La réponse était d’une telle candeur que j’écarquillai les yeux.
— C’est tout ? Jennie, tu n’as pas le droit de mentir, que ce soit pour couvrir Will ou éviter de me faire de la peine.
Nous sommes bien d’accord ?
— OK, on est d’accord sur les règles du jeu. À présent, on joue.
— Tu me dis la vérité et j’en ferai autant. Je te dirai tout ce que tu veux savoir. Sur la mort de Will…
Jennie me fixa dans les yeux.
— Oui, j’ai des questions.
— Moi d’abord, si tu veux bien.
— Ça roule, approuva-t-elle.
Ne sachant trop dans quelle direction poursuivre, j’allai au plus évident.
— Will venait souvent te dire bonsoir dans ta chambre ?
— Quelquefois. Il m’apportait un lait chaud. Il me racontait que, lorsqu’il était petit, en Angleterre, sa tante venait lui apporter du thé.
L’évocation de la tante de Will me fit sursauter, mais Jennie ne pouvait deviner pourquoi. Je pris une longue inspiration, en me demandant si j’allais pouvoir continuer. Quel supplice que cette conversation avec Jennie, entre les murs indiscrets d’une prison !
Elle me saisit la main.
— Tu permets que je t’explique, maman ? Ce sera peut-être plus facile pour nous deux.
— Si tu t’en sens capable.
Je ne parlais plus, je murmurais. Il ne me restait qu’un filet de voix. Je me sentais vidée de ma substance. Comme dans un autre monde. Je n’existais plus.
— Will était quelqu’un de très compliqué, mais ça, tu le savais déjà. Je crois que, quelque part, il avait envie d’être un bon père. Des fois, il montait me voir pour parler, juste pour parler. Je pense qu’il voulait prouver qu’il était capable d’être là sans faire autre chose que parler. Il me racontait plein de choses sur sa jeunesse et, bon, quand il voulait, il savait aussi écouter.
— Oui, quand il voulait.
— J’étais folle de lui, maman. Je le trouvais beau comme un dieu, comme Ralph Fiennes ou Mel Gibson, en plus musclé. Je n’arrêtais pas de penser à lui.
— Mais il ne s’est jamais rien passé ?
— Je sais bien qu’il t’a dit qu’il l’avait fait, qu’on l’avait fait – j’étais là, j’ai entendu –, mais il ne s’est jamais rien passé, maman. Tu n’as pas besoin de me protéger. S’il te plaît, maman, il faut que tu me croies, il ne s’est rien passé.
Je levai les deux mains vers le visage de Jennie. J’aurais tellement voulu être plus près d’elle mais, dans cet endroit sinistre, nous ne pouvions pas faire mieux.
— Maman, laisse-moi témoigner en ta faveur. Je t’en prie, laisse-moi faire ça pour toi. Il faut que je t’aide, rien qu’une fois, et je crois que je peux. Il ne s’est rien passé entre Will et moi, tu n’as pas besoin de me couvrir.